Extrait du Roman de Géraldine (Chap 6. Scène 4)

Elle prit la route avant même que le soleil ne se leva. Le mensonge, qu’elle avait prévu de servir en espagnol aux gardes qui contrôlaient l’accès au pays de Buñuel, impliquait un rendez-vous client avec une Cécile Forget à 9h00, dans le centre de la capitale catalane. Depuis sa veste de costard aux lunettes de soleil, Soline avait tout prévu. Le costume devait habiller le jeu d’acteur imaginé. Le risque pris devait servir une cohérence scénaristique irréprochable. Elle bénit le ciel d’être bilingue et d’avoir regardé beaucoup (trop) de films espagnols plus jeune. Dans cette voiture qui filait à la rencontre du barrage frontalier, elle ne répétait que son texte. Elle reprenait ses intonations. Elle forçait son sourire. Elle se rappelait ses imitations de Luz Cazal et son boa blanc sur son pyjama de petite fille trop court. Elle avait 15 ans. Elle avait vu « Talons Aiguilles » jusqu’à en connaître tous les dialogues, toutes les respirations.
Ces souvenirs d’adolescence, où déjà elle comprenait l’ambivalence de ses attirances, volaient entre les mots de se monologue qu’elle s’apprêtait à offrir à des gardes militaires armés. Avec la désinvolture qu’ont parfois certains condamnés, elle décida de finir les derniers mètres accompagnée de « Un año de amor ». Devant elle, les voitures ralentissaient. Au loin, elle observait de grands cars noirs stationnés en oblique le long des anciens postes frontières qu’une pandémie avait soudain réhabilités. Chaque voiture était arrêtée. Plus son cheval de Troie s’approchait, plus le décor devenait net. Sur sa gauche, une voiture arriva en sens inverse. Le regard de la conductrice croisa volontairement celui de de Soline. Dans l’habitacle opposé, la femme aux sourcils froncés fit un « non » de la tête à Soline. De toute évidence, il s’agissait de la danse des refoulés. Sans doute ne connaissait-elle pas « Talons Aiguilles », sans doute n’avait-elle pas en elle le feu de la passion qui rend invincible. Le rythme cardiaque de Soline changeait de tempo à mesure qu’elle approchait des « Mossos », ces soldats d’habits noir dont on apercevait à peine les yeux. Devant elle, d’autres voitures faisaient demi-tour. Et, dans une imitation tout à fait insupportable, chaque conducteur éconduit, en arrivant à la hauteur du S.U.V de Soline, imitait le même mouvement de tête. Soline, entre ses dents serrées, murmurait les paroles de la chanson de Casal. Elle entendait, plus loin, le rire de sa sœur, qui plus jeune, se moquait de ses grands mouvements de bras alors qu’elle imitait Létal sur sa petite estrade en habit rouge.
Sur l’écran digital de la voiture les notifications WhatsApp n’avaient de cesse d’interrompre les répétitions de Soline. Cécile s’impatientait. Depuis son appartement du Raval, Cécile devait marcher 40 minutes pour rejoindre le point de rendez-vous : la plage de Mar Bella. La plongeuse souhaitait synchroniser leurs arrivées. Cécile aimait aussi les scénarios. Pour l’instant, Soline ne concentrait que sur ces grands hommes d’habits noirs qui avaient, sans le savoir, son destin entre leurs mains. Plus elle approchait, plus la tension à l’intérieur de l’habitacle prenait corps, comme un nouveau personnage qu’on ajoute à l’intrigue. Il ne fallait pas répondre à Cécile. Pas encore. La voiture devant elle était une immense berline. À son bord, deux hommes, aux lunettes de soleil obliques, tendaient une liasse de papiers à un Dark Vador penché par la fenêtre à demi ouverte de la grande voiture. La scène avait des relents de 40. Des laissez-passers présentés à des soldats qui pouvaient, en une fraction de seconde, décider qu’ils ne seraient que des billets retour.
Traverser la frontière un jour de confinement en écoutant Luz Casal ferait partie de ces souvenirs indélébiles, ceux qui surgissent très nets, parfois, au son d’une voix ou d’une musique. En fixant ses lunettes de soleil rondes sur le haut de son nez, elle offrit un large sourire au garde masqué qui s’approchait de son cheval de Troie. Elle tira du siège passager la pochette cartonnée qui enfermait tous les justificatifs romancés qu’elle avait rédigés. Il y avait des papiers en-tête, des tampons, des attestations en français et en espagnol. Un paquet de feuilles que l’homme en noir n’observa même pas. Il fit descendre son masque de son visage pour demander sa destination à Soline. Sa voix était suave. Une femme. Soline sentit ses pommettes se réchauffer. Une incroyable brune écouta Soline raconter son rendez-vous avec une cliente dans le centre. En un geste très rapide, la garde balança son bras en direction de la frontière. Soline poussa un cri silencieux. Elle se dirigea vers le poste frontière sans se retourner ni regarder par le rétroviseur central. La garde qui l’avait de son bras dirigée vers celle, qui depuis 10 mois occupait tout son être, observait le S.U.V noir s’éloigner en esquissant un sourire.
Géraldine CaRyev.